En septembre 2025, dans une annonce qui semble tout droit sortie d’un roman de science-fiction, l’Albanie a nommé la première ministre IA de l’histoire.
Son nom est Diella, “Soleil” en albanais, et sa mission est de gérer la totalité des contrats gouvernementaux, le secteur le plus gangrené par la corruption dans le pays.
La promesse du Premier ministre Edi Rama est celle d’une utopie technologique : une prise de décision “100% incorruptible” et “100% lisible”, basée sur la logique froide des données, pour en finir avec les failles de l’humain. Mais derrière cette vision se cache une abdication potentiellement dangereuse.
Ce “Décryptage” plonge au cœur de cette expérience qui fait de l’Albanie le premier laboratoire de la gouvernance algorithmique.
Nous explorerons la promesse d’une administration parfaite, puis le vertige de la “boîte noire” en analysant les questions de biais, de responsabilité et de sécurité.
Car que Diella réussisse ou échoue, elle aura posé la question la plus importante de notre décennie : sommes-nous prêts à être gouvernés par du code ?
Partie 1 – Ministre IA : La Promesse d’une Gouvernance “Parfaite”
Le Contexte : un Mal Endémique
Avant de comprendre la solution, il faut mesurer l’ampleur du mal. Depuis des années, l’Albanie se bat contre un fléau qui freine son développement et ternit son image à l’international : la corruption. Ce mal est particulièrement virulent dans un secteur précis, celui des marchés publics.
Contrats de construction, appels d’offres pour des services, achats de fournitures pour l’État… des milliards d’euros sont en jeu, et avec eux, un risque quasi systémique de pots-de-vin, de favoritisme et de détournement de fonds, une problématique longuement détaillée dans les rapports sur l’intégrité des infrastructures dans les Balkans (Source : Infrastructure of Integrity, Global Initiative Against Transnational Organized Crime, 2020).
En 2023, le montant total des procédures de marchés publics Albanais représentait 1,65 milliard d’euros, soit environ 8 % du PIB (Source : Open Procurement Albania, Annual Report 2023). Lutter contre la corruption dans ce secteur revient donc à sécuriser une part massive de l’économie nationale.
Une entrée à l’UE compromise ?
Ce n’est pas un secret. Dans ses rapports successifs sur l’avancement du pays, l’Union Européenne a systématiquement pointé du doigt la corruption comme l’un des obstacles majeurs à l’adhésion de l’Albanie. Pour Bruxelles, pas de progrès tangible sur ce front signifie pas d’intégration possible.
La Commission européenne l’a rappelé noir sur blanc dans son dernier rapport d’avancement (COM(2024) 666 final) : « la corruption reste généralisée, en particulier dans les marchés publics, et compromet la confiance des citoyens comme les perspectives d’adhésion ».
En d’autres termes, Rama ne joue pas seulement une carte technologique, mais une carte diplomatique vitale pour l’avenir européen de son pays. Comme le souligne l’agence de presse Reuters, les défis clés du pays restent “la lutte contre le crime organisé et une corruption endémique” (Source : Sky News, citant Reuters, 13 Septembre 2025).
Cette lutte est donc devenue la condition sine qua non de l’avenir européen du pays. Face à ce qui ressemble à une impasse, où les réformes traditionnelles peinent à produire des effets, le gouvernement Albanais a décidé de ne pas proposer un simple ajustement, mais un véritable électrochoc.
Diella la ministre IA n’est pas présentée comme un gadget technologique, mais comme la réponse chirurgicale et radicale à ce mal endémique, une tentative de couper à la racine le problème que des générations de fonctionnaires et de politiques n’ont pas réussi à endiguer (Source : Eurasia Review, “Superfluous Appointments: Albania’s Sunny AI Minister”, 14 Septembre 2025).
L’Argumentaire de la Transparence Totale
Face au cynisme ambiant, le Premier ministre Edi Rama a construit un argumentaire puissant autour d’une promesse presque messianique : l’éradication totale de l’intervention humaine, et donc de la faillibilité morale, dans le processus de décision.
La logique est simple : là où il n’y a pas d’humain, il ne peut y avoir de pot-de-vin, de pression ou de conflit d’intérêts. L’objectif affiché est de confier à Diella la totalité de la chaîne de décision pour que les marchés publics deviennent “100% incorruptibles” (Source : The Guardian, “Albania puts AI-created ‘minister’ in charge of public procurement”, 11 Septembre 2025).
Cette promesse d’incorruptibilité se double d’un second engagement : celui de la lisibilité. Chaque euro dépensé via une procédure d’appel d’offres doit être “100% lisible” (Source : Gazeta Express, “Diella, Albania’s virtual minister, attracts the attention of the world media”, 12 Septembre 2025).
L’idée est que l’algorithme, en se basant uniquement sur des critères objectifs (prix, cahier des charges, capacités techniques de l’entreprise), produira une décision non seulement juste, mais aussi entièrement justifiable et auditable.
Le gouvernement vend donc une révolution non seulement morale, mais aussi administrative : la fin de l’opacité des commissions obscures et des décisions prises à huis clos.
Le Symbolisme de Diella, la Ministre IA
Au-delà de la promesse technologique, le gouvernement albanais a soigné la mise en scène politique. La ministre IA n’est pas une simple ligne de code, elle a un visage et un nom : Diella.
Le choix d’un avatar représentant une jeune femme, vêtue d’une tenue traditionnelle albanaise, n’a rien d’anodin. Il s’agit d’une stratégie de communication délibérée pour rendre la technologie plus humaine, plus proche et surtout, plus acceptable aux yeux des citoyens.
Le nom “Diella”, qui signifie “Soleil” en albanais, renforce cette image positive, évoquant la lumière et la transparence qui doivent désormais régner sur les affaires publiques (Source : Associated Press, “Albania appoints first-ever AI minister to oversee public contracts”, 11 Septembre 2025).
Ce symbolisme puissant vise un double objectif. D’une part, il cherche à créer un lien de confiance avec une population souvent méfiante envers les institutions.
D’autre part, il marque une rupture visuelle et sémantique radicale avec l’image du vieux fonctionnaire corrompu, figure grise d’une bureaucratie opaque.
En présentant une “ministre” jeune, féminine et ancrée dans la tradition, le pouvoir politique espère incarner une modernité qui ne renie pas ses racines, tout en faisant table rase des pratiques du passé.
Partie 2 : Le Vertige de la “Boîte Noire”
La promesse d’une gouvernance par les chiffres, pure et parfaite, se heurte à une réalité incontournable : un algorithme n’est jamais neutre.
Il est le produit de choix humains, de données collectées et d’objectifs définis. C’est l’ouverture de cette “boîte noire” qui révèle les questions les plus vertigineuses de l’expérience albanaise.
La Question des Biais : qui a programmé la Ministre ?
L’argument d’une IA “100% incorruptible” repose sur un postulat fragile : sa neutralité absolue. Or, le gouvernement albanais maintient une opacité quasi totale sur la conception de Diella.
Qui sont les développeurs derrière l’algorithme ? S’agit-il d’une entreprise privée, d’une agence d’État, d’un consortium international ?
Sans cette information fondamentale, il est impossible de savoir quels intérêts ou quelles philosophies ont présidé à sa création, un point de vigilance majeur soulevé par les experts en gouvernance numérique (Source : WebProNews, “Albania Appoints AI Bot Diella as Minister to Combat Procurement Corruption”, 11 Septembre 2025).
Plus cruciale encore est la question des données d’entraînement. Un algorithme apprend des exemples qu’on lui fournit.
Si la Ministre IA a été entraînée sur les données des marchés publics albanais des vingt dernières années – des données potentiellement marquées par la corruption et le favoritisme systémiques – comment garantir qu’elle n’a pas appris à reproduire, de manière subtile et invisible, les biais du passé ?
Un algorithme, même de bonne foi, pourrait ainsi considérer comme “normal” qu’une entreprise ayant des liens avec le pouvoir remporte plus de contrats, simplement parce que c’est ce que les données historiques lui ont enseigné.
Le risque, souligné par de nombreux experts en éthique de l’IA, est de passer d’une corruption visible et humaine à une discrimination algorithmique, bien plus insidieuse car elle se pare des atours de l’objectivité mathématique.
La “boîte noire” de Diella, comme le craignent certains analystes, ne supprime pas le risque de partialité, elle le déplace et le rend potentiellement indétectable (Source : Tekedia, “Albania Turns to AI to Fight Public Procurement Corruption”, 12 Septembre 2025).
La Question de la Responsabilité : qui est responsable en cas d’erreur ?
L’un des piliers de l’État de droit est le principe de responsabilité : toute décision administrative doit pouvoir être imputée à une personne ou une entité qui en répond devant la loi et les citoyens.
La Ministre IA fait voler en éclats ce principe. Si Diella attribue un contrat crucial à une entreprise qui fait par la suite faillite, ou pire, qui construit un pont qui s’effondre, qui est légalement et moralement responsable ?
Le Premier ministre qui l’a nommée ? Les développeurs anonymes qui ont écrit son code ? L’IA elle-même, qui n’a pas de statut juridique ? C’est un vide abyssal.
Cette question est au cœur de l’argumentaire de l’opposition Albanaise, qui a immédiatement qualifié l’initiative d'”inconstitutionnelle” (Source : Mac4Ever, “L’Albanie nomme une intelligence artificielle comme ‘ministre’…”, 15 Septembre 2025).
Or, la Loi 162/2020 sur les marchés publics stipule explicitement que « l’autorité contractante est responsable d’assurer la légalité et la transparence des procédures » (Source : Official Gazette of Albania, No. 232/2020).
En retirant cette responsabilité aux fonctionnaires humains, l’expérience albanaise entre en collision frontale avec le principe même sur lequel repose le droit administratif du pays.
La Question de la Sécurité : peut-on hacker une Ministre ?
Traditionnellement, le risque principal pesant sur les marchés publics était la corruption humaine : un pot-de-vin, une menace, un arrangement entre amis. Avec Diella, ce paradigme de la sécurité est totalement bouleversé.
Le danger ne vient plus d’un individu faillible, mais d’une vulnérabilité dans le code. Un acteur malveillant, qu’il s’agisse d’un État rival, d’un groupe mafieux ou d’une entreprise concurrente, ne cherchera plus à corrompre un fonctionnaire, mais à pirater le système.
Le gain potentiel d’une telle attaque est immense et bien supérieur à celui de la corruption traditionnelle. Infiltrer l’algorithme de Diella permettrait non seulement d’attribuer un contrat spécifique, mais potentiellement de manipuler l’ensemble du système d’attribution en sa faveur, de manière silencieuse et durable.
La menace change de nature : elle n’est plus ponctuelle et humaine, elle devient systémique et technologique. Comme le soulignent les experts en cybersécurité, l’utilisation de l’IA dans des secteurs gouvernementaux critiques crée de nouvelles “surfaces d’attaque” (CSO Online, “The top cybersecurity risks of artificial intelligence”, 2024)
Une seule faille dans le code de la “ministre” pourrait compromettre des milliards d’euros de fonds publics et saper les fondations mêmes de la promesse de transparence et d’intégrité sur laquelle tout le projet repose.
Conclusion : L’Albanie, Laboratoire de notre Futur
L’initiative albanaise, avec sa ministre IA Diella, est bien plus qu’une simple modernisation administrative. C’est une expérience philosophique et politique menée en temps réel, qui nous force à confronter nos fantasmes de perfection technologique à la dure réalité de la gouvernance démocratique.
D’un côté, la promesse d’un État enfin libéré du fléau de la corruption ; de l’autre, le spectre d’une tyrannie algorithmique opaque, irresponsable et vulnérable. L’incorruptibilité du code se paie au prix de la perte de la responsabilité humaine, un pilier de notre pacte social.
Il ne faut pas s’y tromper : ce qui se joue à Tirana ne restera pas à Tirana.
D’autres pays ont déjà testé des doses d’algorithmes dans leurs marchés publics, sans aller aussi loin.
L’Estonie utilise son système e-Procurement pour automatiser l’analyse des offres, mais conserve une décision finale humaine (OECD, 2022).
La Corée du Sud gère la quasi-totalité de ses appels d’offres en ligne via KONEPS, avec du scoring algorithmique, mais sans ministre virtuel (World Bank, 2021).
En Italie, l’ANAC (Autorità Nazionale Anticorruzione) mobilise l’IA pour détecter les anomalies dans les soumissions (OECD, 2023). Tirana, elle, a franchi la ligne rouge : la délégation complète du pouvoir de décision.
Le monde entier, et en particulier l’Union Européenne, a les yeux rivés sur l’Albanie.
Au moment même où Bruxelles tente de mettre en place une régulation ambitieuse avec son “AI Act” pour encadrer les systèmes à “haut risque”, l’expérience Diella sert de test grandeur nature, de cas d’école poussé à l’extrême (Source : Politico, “Europe’s AI Act puts Albania’s experiment in the spotlight”, 13 Septembre 2025).
C’est précisément ce que redoute Bruxelles, qui prépare son AI Act. Ce texte classe les IA utilisées dans les marchés publics comme « systèmes à haut risque », exigeant transparence, documentation et supervision humaine (Source : European Parliament, Political Agreement, Dec 2023). En l’absence de tels garde-fous, Diella se place déjà en contradiction avec l’esprit de cette régulation européenne.
Les succès comme les échecs de cette “ministre” nourriront les débats et les lois de demain sur tout le continent.
Finalement, que Diella réussisse à assainir les marchés publics albanais ou qu’elle échoue dans un chaos de biais et de bugs, elle aura eu le mérite de poser la question la plus importante de notre décennie, une question qui dépasse largement les frontières de ce beau pays des Balkans : sommes-nous prêts à être gouvernés par du code ? 🤔
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Sources et autres pistes
💡 Albanie & IA – Mémo Express
- ANAC (Italie) : IA détecte anomalies marchés publics, décision humaine 🏛️
- COM(2024) 666 final : UE → corruption généralisée, marché public critique ⚠️
- AI Act (UE) : IA « haut risque » = transparence + supervision humaine 📜
- Biais IA : risque de reproduire discriminations passées ⚖️
- Estonie : e-Procurement + décision humaine 🇪🇪
- Corée du Sud : KONEPS, scoring algorithmique, pas de ministre IA 🇰🇷
- Albanie – Diella : ministre IA, contrôle total, test grandeur nature 🇦🇱
Articles sur l’initiative albanaise
- Associated Press (11 Septembre 2025). “Albania appoints first-ever AI minister to oversee public contracts”.
- Eurasia Review (14 Septembre 2025). “Superfluous Appointments: Albania’s Sunny AI Minister”.
- Gazeta Express (12 Septembre 2025). “Diella, Albania’s virtual minister, attracts the attention of the world media”.
- Mac4Ever (15 Septembre 2025). “L’Albanie nomme une intelligence artificielle comme ‘ministre’…”.
- Politico (13 Septembre 2025). “Europe’s AI Act puts Albania’s experiment in the spotlight”.
- Sky News (13 Septembre 2025). Citant l’agence Reuters sur les défis de la corruption en Albanie.
- Tekedia (12 Septembre 2025). “Albania Turns to AI to Fight Public Procurement Corruption”.
- The Guardian (11 Septembre 2025). “Albania puts AI-created ‘minister’ in charge of public procurement”.
- WebProNews (11 Septembre 2025). “Albania Appoints AI Bot Diella as Minister to Combat Procurement Corruption”.
Rapports et analyses de fond
- CSO Online (2024). “The top cybersecurity risks of artificial intelligence”.
- Global Initiative Against Transnational Organized Crime (2020). Rapport “Infrastructure of Integrity”.
- Gouvernement de l’Albanie. Loi 162/2020 sur les marchés publics.
Pour aller plus loin
Sur l’AI Act et la régulation européenne
- La page officielle de la Commission Européenne sur l’AI Act. Pour comprendre les textes fondateurs, les différentes catégories de risques identifiées par l’UE et le calendrier de mise en application de cette loi pionnière au niveau mondial.
Sur les biais algorithmiques et la “boîte noire”
- “Algorithmes : La bombe à retardement” de Cathy O’Neil. Un livre fondateur et accessible qui explique, à travers des exemples concrets, comment des modèles mathématiques peuvent renforcer les discriminations et créer des inégalités.
- “L’Âge du capitalisme de surveillance” de Shoshana Zuboff. Une enquête monumentale sur le modèle économique des géants de la tech, qui explique comment nos données personnelles sont devenues la matière première d’une nouvelle forme de pouvoir.
Sur l’usage de l’IA dans le secteur public
- Les rapports de l’OCDE sur l’innovation dans le secteur public. L’Organisation de Coopération et de Développement Économiques publie régulièrement des analyses et des recommandations sur l’intégration des nouvelles technologies (dont l’IA) dans les gouvernements pour améliorer leur efficacité.
Sur le contexte de la corruption dans les Balkans
- L’Indice de Perception de la Corruption de Transparency International. Une ressource de référence publiée chaque année qui permet de situer et de comparer le niveau de corruption perçu en Albanie par rapport aux autres pays du monde.
- Les rapports du GRECO (Groupe d’États contre la corruption). L’organe du Conseil de l’Europe qui surveille la conformité des États membres avec les normes anti-corruption de l’organisation et publie des évaluations détaillées par pays.

