Lorsque le père de James Vlahos a été diagnostiqué d’un cancer en phase terminale, James a décidé de ne pas laisser ses souvenirs s’éteindre avec lui. Pendant des mois, il a méticuleusement enregistré des heures de conversations, capturant les histoires, les blagues et la voix de son père.
Après sa mort, il a utilisé cette matière brute pour créer le “Dadbot”, une intelligence artificielle qui lui permettait de continuer à “parler” avec une version numérique de son père, une forme de fantôme dans la machine (Source : Article de James Vlahos, Wired).
Cette histoire personnelle et poignante n’est plus une anecdote isolée. C’est la genèse d’une nouvelle frontière technologique : l’immortalité numérique. Des entreprises proposent désormais de créer nos “jumeaux numériques” pour que nos proches puissent interagir avec nous après notre mort. Cette technologie nous confronte à des questions qui, jusqu’ici, appartenaient à la religion et à la philosophie.
Ce “Décryptage” plonge au cœur de cette révolution du deuil et de la mémoire. Nous explorerons les technologies qui rendent ces “fantômes numériques” possibles, leur impact psychologique complexe — entre thérapie et deuil impossible — et les questions éthiques profondes que personne n’ose encore poser : qui possède les morts à l’ère numérique ?
Partie 1 : La Technologie de la “Résurrection”
Ce qui relevait hier de la science-fiction est aujourd’hui un secteur technologique en pleine effervescence. Plusieurs entreprises, s’appuyant sur les progrès fulgurants de l’intelligence artificielle, proposent désormais de capturer et de recréer une version interactive de nous-mêmes.
Les “Griefbots” et Jumeaux Numériques
Le concept a été popularisé sous le nom de “Griefbot” ou “Deadbot”. L’idée est de créer un agent conversationnel qui imite la personnalité et les souvenirs d’une personne décédée. Des entreprises comme HereAfter AI et StoryFile sont à la pointe de ce marché.
Leur service consiste, du vivant de la personne, à l’interviewer pendant des heures pour recueillir ses histoires de vie. Ces données sont ensuite utilisées pour entraîner une IA qui permettra aux proches de “dialoguer” avec l’avatar du défunt, de lui poser des questions et d’écouter ses récits avec sa propre voix.
La Magie derrière le Rideau
Cette “résurrection” numérique repose sur la convergence de deux technologies clés :
Le Clonage Vocal : Des entreprises comme ElevenLabs ont développé des IA capables de cloner une voix humaine avec un réalisme stupéfiant à partir de quelques minutes d’enregistrement seulement. C’est ce qui permet aux avatars de parler avec la voix authentique du défunt.
Les Modèles de Langage (LLM) : Ce sont les mêmes technologies qui animent des agents comme ChatGPT. Entraînés sur les transcriptions des interviews, ces modèles apprennent le style de langage, les expressions et les souvenirs de la personne pour pouvoir générer des réponses cohérentes et personnalisées, donnant l’illusion d’une véritable conversation.
Partie 2 : Le Dialogue avec les Fantômes – Thérapie ou Poison ?
Si la technologie est désormais disponible, son impact sur la psyché humaine est un immense champ d’incertitudes. Ces avatars numériques sont-ils un outil pour nous aider à traverser le deuil ou un poison qui nous empêche de l’accomplir ? Le débat est ouvert.
La Promesse d’un Deuil Apaisé
Les partisans de cette technologie la présentent comme un formidable outil thérapeutique. Pour beaucoup, la possibilité de continuer à “dialoguer” avec un être cher disparu peut adoucir le choc de la perte, en particulier pour les enfants (Source : Funerals With Grace).
C’est un moyen de préserver la mémoire familiale, de permettre aux futures générations de “rencontrer” leurs aïeux et d’entendre leurs histoires de leur propre voix. Dans cette perspective, l’avatar n’est pas un remplacement, mais une archive vivante qui rend le souvenir plus tangible (Source : Connecting Directors).
Le Piège du Deuil Impossible
À l’inverse, de nombreux psychologues et spécialistes du deuil alertent sur un risque majeur : celui de rester prisonnier du passé. Le processus de deuil nécessite une acceptation progressive de la réalité de la perte pour pouvoir se reconstruire.
En offrant l’illusion d’une présence continue, ces “fantômes numériques” pourraient empêcher ce processus essentiel, en entravant la capacité du cerveau à comprendre que la personne ne reviendra pas (Source : Psychology Today ; The University of Arizona). L’endeuillé risquerait de s’enfermer dans une relation artificielle qui l’isole des vivants (Source : PMC).
Cette technologie pose également une question sur la nature même du souvenir. Un souvenir humain est organique : il évolue, se transforme, s’adoucit avec le temps. L’interaction avec un avatar, elle, est une boucle.
Elle fige le défunt dans une version éternelle et potentiellement idéalisée, transformant un souvenir vivant en une interaction scénarisée (Source : ResearchGate).
Partie 3 : Le Vertige Éthique – Qui Possède les Morts ?
Si la technologie permet de créer des fantômes numériques, elle nous laisse démunis face à une question abyssale : quels sont les droits d’un mort à l’ère numérique ? Les cadres juridiques et éthiques actuels n’ont jamais été pensés pour un monde où la mort n’est plus la fin de la communication.
Consentement et Propriété : Le Marché des Âmes
La première question est celle du consentement. Peut-on légalement et moralement recréer l’avatar d’une personne sans son accord explicite de son vivant ? La plupart des entreprises actuelles, comme DeepBrain AI, se protègent en n’offrant le service qu’à des personnes qui le commandent pour elles-mêmes, mais le vide juridique reste total (Source : “AI avatars for dead people raise ethical and security concerns”, IT Brew).
S’ensuit la question de la propriété. À qui appartient votre “clone” numérique après votre mort ? À votre famille ? À l’entreprise qui l’héberge et qui détient les données ? Cet avatar pourrait-il être vendu, ou pire, utilisé à des fins commerciales ? Des experts juridiques évoquent déjà le concept de “nécro-publicité”, le risque de voir une marque faire de la publicité à travers la recréation numérique d’un être cher disparu (Source : “Using AI for digital resurrections and the potential legal ramifications”, Simkins).
La Mémoire Éditée : Le Piège de la Perfection
Le deuxième vertige est celui de la manipulation. Un avatar numérique n’est pas un enregistrement brut, c’est une reconstruction. Qui décide des souvenirs à inclure et de ceux à écarter ? La tentation de créer une version “parfaite” d’un défunt, en gommant ses défauts, ses colères ou ses opinions controversées, est immense.
Cela pose un risque de distorsion de l’héritage d’une personne, en présentant aux générations futures une version idéalisée et donc fausse de qui elle était. Pire encore, cela ouvre la porte à des manipulations post-mortem, où l’on pourrait faire dire à un avatar des choses que la personne n’aurait jamais cautionnées de son vivant (Source : “Life, death, and AI: Exploring digital necromancy in popular culture”, Lindenwood University).
Le Droit à l’Oubli vs. la Condamnation à l’Éternité
Enfin, cette technologie nous confronte à une question philosophique fondamentale : avons-nous le droit d’être oubliés ? Le “droit à l’oubli” est un concept de plus en plus important à l’ère numérique, nous permettant de demander la suppression de nos données personnelles. L’immortalité numérique est l’antithèse de ce droit.
Est-ce un cadeau que nous faisons à nos proches, ou une condamnation à une existence éternelle, figée dans une version de nous-mêmes qui ne pourra jamais évoluer, apprendre ou changer d’avis ? Pourrait-on un jour se lasser de nos fantômes numériques, et quel serait l’impact psychologique de devoir “tuer” une deuxième fois un être cher en supprimant son avatar ? (Source : “Griefbots Are Here, Raising Questions of Privacy and Well-being”, Hastings Center).
Conclusion : Redéfinir la Mort
Au terme de cette enquête, la promesse de l’immortalité numérique nous laisse face à un paradoxe fondamental. D’un côté, une technologie qui offre un réconfort inédit, la possibilité de préserver la mémoire et d’adoucir la violence du deuil. De l’autre, une boîte de Pandore éthique qui soulève des questions abyssales sur le consentement, la propriété de notre identité post-mortem et le risque de manipuler le souvenir des disparus.
En cherchant à vaincre la mort avec le code, nous avons peut-être trouvé un moyen de rendre le deuil encore plus complexe. Ces “fantômes dans la machine” nous forcent à avoir, en tant que société, une conversation que nous avons toujours repoussée : qu’est-ce que “bien mourir” et “bien se souvenir” à l’ère de l’intelligence artificielle ?
Comme beaucoup de sujets de notre rubrique décryptage, le véritable défi ici n’est pas technologique, il est humain. Il nous oblige à décider si nous voulons un futur où nos morts continuent de nous parler, ou si nous acceptons que le silence et l’oubli font aussi partie de la vie.
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Sources et Pour Aller Plus Loin
Acteurs Clés et Technologies Fondatrices
- James Vlahos, “A Son’s Race to Give His Dying Father Artificial Immortality”, Wired. L’article fondateur où le journaliste raconte la création du “Dadbot” pour préserver la mémoire de son père, popularisant le concept de “Griefbot”.
- HereAfter AI & StoryFile. Deux des entreprises pionnières qui proposent des services de création d’avatars numériques interactifs basés sur les souvenirs et la voix d’une personne.
- ElevenLabs. Une des sociétés leaders dans la technologie de clonage vocal par IA, illustrant comment il est devenu possible de recréer une voix humaine de manière ultra-réaliste.
Analyses Psychologiques et Sociologiques
- “Griefbots Are Here, Raising Questions of Privacy and Well-being”, The Hastings Center. Analyse sur les bénéfices potentiels des “griefbots” comme outil thérapeutique, mais aussi sur les risques de créer une dépendance qui empêcherait de faire son deuil.
- “The Ethics of ‘Deathbots'”, PMC (National Library of Medicine). Étude sur les risques que ces technologies font peser sur l’intégrité psychologique des endeuillés et le danger d’isolement social.
- “Benefits and Hindrances of AI When Grieving”, The University of Arizona. Article explorant la dualité de l’IA dans le processus de deuil, soulignant comment elle peut à la fois aider à se souvenir et interférer avec la capacité du cerveau à accepter la perte.
Enjeux Éthiques et Juridiques
- “AI avatars for dead people raise ethical and security concerns”, IT Brew. Enquête sur les questions de consentement et de sécurité des données pour les avatars de personnes décédées.
- “Using AI for digital resurrections and the potential legal ramifications”, Simkins. Analyse juridique qui explore les risques de l’exploitation commerciale des défunts et introduit le concept de “nécro-publicité”.
- “Life, death, and AI: Exploring digital necromancy in popular culture”, Lindenwood University. Étude sur le risque de manipulation et de distorsion de l’héritage d’une personne en créant une version idéalisée et “éditée” de ses souvenirs.

