Plus de vingt ans. C’est le temps qu’il aura fallu pour que le silence assourdissant laissé par le dernier vol du Concorde en 2003 soit enfin sur le point d’être brisé. Pendant deux décennies, l’idée de voyager plus vite que le son semblait être une parenthèse dorée de l’histoire, un exploit technologique trop complexe et trop cher pour notre époque.
Pourtant, aujourd’hui, une nouvelle génération d’ingénieurs et d’entrepreneurs audacieux est en train de relancer la course.
Portés par des innovations radicales sur les moteurs, les matériaux et le design, des acteurs comme Boom Supersonic promettent un successeur au “grand oiseau blanc” : l’Overture, un avion capable de relier Paris à New York en 3h30. Le rêve supersonique n’est pas mort ; il était simplement en train de se réinventer.
Partie 1 – De quoi parle-t-on ? Supersonique vs. Hypersonique
Avant de plonger dans la technologie, il est essentiel de définir de quelles vitesses nous parlons. Le vocabulaire de la haute vélocité repose sur le nombre de Mach, qui exprime le rapport entre la vitesse d’un objet et la vitesse du son dans l’air (environ 1 225 km/h au niveau de la mer).
Le vol Supersonique
Il concerne tout ce qui se déplace au-delà de Mach 1. Le Concorde volait à Mach 2.04, soit un peu plus de deux fois la vitesse du son. La nouvelle génération d’avions de ligne, comme l’Overture de Boom, vise des vitesses comprises entre Mach 1.7 et Mach 4. C’est le domaine du “proche avenir”.
Le vol Hypersonique
Ici, on entre dans une autre dimension. Le vol hypersonique commence à Mach 5, soit plus de 6 000 km/h. À ces vitesses, l’air se comporte différemment, et les défis de chaleur et de propulsion deviennent extrêmes.
C’est la frontière technologique sur laquelle travaillent des entreprises comme Hermeus, pour un futur plus lointain (Source : NASA, “What is Hypersonic Flight?”).
Au-delà du civil, le vol hypersonique est aujourd’hui une priorité stratégique pour les grandes puissances militaires (États-Unis, Chine, Russie). Les programmes civils comme Hermeus profitent directement des avancées financées par la défense, qui considère ces appareils comme un élément clé de supériorité technologique.
(Source : Congressional Research Service, Hypersonic Weapons: Background and Issues for Congress, 2023).
Le principal obstacle historique au vol supersonique de masse reste le fameux “bang” sonique, cette détonation puissante qui se produit lorsqu’un avion franchit le mur du son. Ce phénomène a conduit à l’interdiction du vol supersonique au-dessus des terres habitées pour le Concorde, limitant drastiquement sa rentabilité.
Aujourd’hui, la NASA travaille activement à résoudre ce problème avec son programme Quesst et son avion expérimental X-59. L’objectif est de transformer le “bang” en un “bruit sourd” à peine perceptible au sol, ce qui pourrait enfin ouvrir les routes aériennes continentales au vol supersonique (Source : NASA, “Quesst Mission Overview”).
 
															Partie 2 – Comment ça marche ? Les nouvelles briques technologiques
Le retour en grâce du vol supersonique n’est pas dû à un simple sursaut de nostalgie. Il est le fruit de plusieurs décennies d’avancées technologiques discrètes mais fondamentales. Les ingénieurs d’aujourd’hui peuvent résoudre les problèmes qui ont cloué le Concorde au sol : la consommation de carburant, le bruit et les coûts de maintenance.
Les Moteurs : Plus propres et plus efficients
Le cœur de la performance et le principal défaut du Concorde étaient ses réacteurs Olympus, des bijoux de technologie mais extrêmement gourmands en carburant. La nouvelle génération de moteurs change complètement la donne.
Boom Supersonic, par exemple, développe en interne son propre moteur, le “Symphony”, un turboréacteur à double flux conçu pour être plus silencieux et 25% plus efficient.
Surtout, il est conçu pour fonctionner avec 100% de Carburants d’Aviation Durables (CAD), ce qui répond à l’une des critiques majeures faites au transport aérien (Source : Boom Supersonic, “Symphony”).
Pour le vol hypersonique, les turboréacteurs ne suffisent plus. Des entreprises comme Hermeus développent des moteurs à cycle combiné, capables de fonctionner comme un réacteur classique au décollage, puis de transitionner vers un mode statoréacteur (scramjet) à très haute vitesse.
Un scramjet ne peut pas fonctionner à vitesse nulle : il a besoin d’une vitesse initiale supersonique (environ Mach 3) pour comprimer l’air par la seule vitesse de l’appareil.
C’est pourquoi Hermeus mise sur un moteur hybride, démarrant comme un turboréacteur classique avant de passer en mode statoréacteur.”
(Source : NASA Glenn Research Center, Scramjet Propulsion).
C’est en résumé un moteur révolutionnaire sans aucune pièce mobile majeure, qui utilise la vitesse extrême de l’avion pour compresser l’air nécessaire à la combustion (Source : Hermeus, “Chimera Engine”).
Les Matériaux : Une nouvelle peau pour résister à la chaleur
À plus de Mach 2, la friction de l’air sur le fuselage génère des températures extrêmes. Le nez du Concorde pouvait atteindre 127°C en vol. Pour les vitesses hypersoniques, on parle de plus de 1000°C, de quoi faire fondre l’aluminium.
Pour ces régimes extrêmes, les ingénieurs s’inspirent aussi des boucliers thermiques utilisés en astronautique. Certaines recherches envisagent l’usage de céramiques ultraréfractaires (UHTC) comme le carbure d’hafnium, capables de résister à plus de 2000°C.”
(Source : ESA, Advanced Ceramic Materials for Space Applications, 2024).
La solution réside dans l’utilisation de nouveaux matériaux. Au lieu de l’aluminium, les fuselages des nouveaux avions supersoniques sont majoritairement construits en composites de fibre de carbone.
Ces matériaux sont non seulement plus légers, mais ils se dilatent beaucoup moins avec la chaleur et conservent leur intégrité structurelle à des températures bien plus élevées.
Pour les parties les plus exposées, comme les bords d’attaque des ailes et le nez, des alliages de titane et des superalliages sont utilisés pour leur résistance exceptionnelle (Source : Aerospace Manufacturing Magazine, “Materials for a supersonic future”).
L’Aérodynamisme : Sculpter l’avion par le calcul
Dans les années 1960, les ingénieurs du Concorde ont dû s’appuyer sur des milliers d’heures de tests en soufflerie avec des maquettes. Aujourd’hui, les supercalculateurs ont révolutionné le design aérodynamique.
Grâce à la Mécanique des Fluides Numérique (Computational Fluid Dynamics – CFD), les ingénieurs peuvent simuler avec une précision incroyable l’écoulement de l’air autour de l’avion dans des milliers de configurations.
Cela permet d’optimiser la forme du fuselage, de l’aile “en flèche” et des entrées d’air pour maximiser la portance et minimiser la traînée.
C’est également grâce à la CFD que la NASA a pu concevoir la forme unique de son X-59, calculée spécifiquement pour atténuer les ondes de choc et réduire le bang sonique (Source : NASA, “Computational Fluid Dynamics (CFD)”).
 
															Partie 3 – Qui est sur le coup ? La course au nouveau Concorde
Plusieurs entreprises, principalement américaines, mènent la charge pour faire revivre le transport civil supersonique. Chacune a sa propre stratégie, allant du pragmatisme commercial à l’hyper-vélocité financée par la défense.
Boom Supersonic : Le Successeur Déclaré
Boom Supersonic est aujourd’hui l’acteur le plus avancé et le plus médiatisé dans la course au vol commercial supersonique. Leur approche est de créer un successeur économiquement et écologiquement viable au Concorde.
L’avion
Leur projet phare est l’Overture, un avion de ligne conçu pour transporter entre 64 et 80 passagers à une vitesse de Mach 1.7. Il est dessiné pour voler exclusivement avec des Carburants d’Aviation Durables (CAD).
L’avancée
Boom a déjà fait voler son démonstrateur à l’échelle 1/3, le XB-1, pour valider ses technologies. Surtout, l’entreprise a déjà enregistré des commandes et pré-commandes de la part de grandes compagnies aériennes comme United Airlines, American Airlines et Japan Airlines, validant ainsi son modèle économique (Source : Boom Supersonic, “United Airlines orders supersonic aircraft”).
Hermeus : Le Pari de l’Hypersonique
Hermeus est une start-up plus audacieuse qui ne vise pas le supersonique, mais directement l’hypersonique, avec un objectif à terme de Mach 5.
Leur modèle économique repose sur une approche par étapes, en développant d’abord des appareils autonomes pour le secteur de la défense.
La technologie
Leur innovation principale est le moteur à cycle combiné “Chimera”, capable de propulser un avion du décollage jusqu’à des vitesses hypersoniques.
L’avancée
Hermeus a déjà construit et testé plusieurs prototypes d’avions autonomes, comme le Quarterhorse et le Darkhorse, dans le cadre de contrats avec l’U.S. Air Force. Leur but est de maîtriser la technologie sur des drones avant de l’appliquer à un avion de ligne (Source : Hermeus, “Our Aircraft”).
NASA : L’Arbitre du Bruit
L’agence spatiale américaine ne construit pas d’avion commercial, mais elle joue un rôle absolument crucial. Son objectif est de résoudre le problème N°1 qui a freiné le Concorde : le bang sonique.
L’avion
La NASA a développé un avion expérimental unique, le X-59. L’intégralité de son design (son nez de 11,5 mètres, ses ailes…) a été calculée pour ne pas produire un “bang” mais un simple “bruit sourd” (thump) en passant le mur du son.
La mission
Dans le cadre de la mission Quesst, la NASA va faire voler le X-59 au-dessus de plusieurs villes américaines pour mesurer la perception du bruit par les habitants. L’objectif est de fournir aux régulateurs (comme la FAA) les données scientifiques nécessaires pour enfin autoriser le vol supersonique au-dessus des terres (Source : NASA, “The X-59”).
Autres nations “sur le coup”
En dehors des États-Unis, d’autres initiatives existent :
Destinus (Suisse) développe un prototype d’avion hypersonique propulsé à l’hydrogène liquide.
China Aeronautical Establishment mène des essais de véhicules hypersoniques civils et militaires.
JAXA (Japon) explore des concepts de transport spatial réutilisable pouvant croiser les applications hypersoniques.”
(Source : Destinus Aerospace ; China Daily, 2023 ; JAXA, Hypersonic Transport Vision).
 
															Partie 4 – Pour quand ? La feuille de route du retour en grâce
Le chemin vers le retour du vol commercial supersonique est un marathon, pas un sprint. Il est jalonné d’étapes techniques et réglementaires complexes qui dictent le calendrier. Voici la séquence la plus probable des événements à venir.
Phase 1 : Les essais en vol (2024 – 2026)
Cette phase est déjà bien entamée et vise à prouver que les concepts fonctionnent en conditions réelles.
Le démonstrateur XB-1 de Boom Supersonic a déjà commencé ses vols d’essai en 2024. Chaque vol permet de valider en conditions réelles l’aérodynamisme, les matériaux et le moteur “Symphony” qui équiperont l’Overture (Source : Boom Supersonic, “XB-1 First Flight”).
Le X-59 de la NASA effectuera ses premiers vols communautaires pour tester la technologie du “low boom”. Les données collectées seront cruciales pour convaincre les régulateurs de lever l’interdiction du vol supersonique au-dessus des continents.
Phase 2 : L’industrialisation et la certification (2026 – 2029)
Une fois les technologies validées, la production à grande échelle commence, en parallèle du processus de certification, l’étape la plus longue et la plus coûteuse.
Boom Supersonic a déjà commencé la construction de son usine géante (la “Superfactory”) en Caroline du Nord, d’où sortiront les premiers exemplaires de l’Overture.
Pendant ce temps, l’avion devra passer des milliers d’heures de tests au sol et en vol pour obtenir sa certification de type de la part des grandes agences de l’aviation comme la FAA américaine et l’EASA européenne. C’est un processus non négociable qui garantit que l’avion respecte les normes de sécurité les plus strictes au monde (Source : Federal Aviation Administration).
Phase 3 : La mise en service (2029 et au-delà)
Horizon Supersonique (2029-2030)
Si toutes les étapes précédentes sont franchies sans retard majeur, Boom Supersonic vise l’entrée en service commercial de l’Overture pour 2029. Les premières liaisons seront probablement des routes transocéaniques emblématiques comme New York-Londres ou San Francisco-Tokyo.
Horizon Hypersonique (2035-2040)
La technologie hypersonique est beaucoup moins mature. Le modèle d’Hermeus, qui consiste à la développer d’abord pour le marché de la défense, est pragmatique. Il faudra probablement attendre la fin des années 2030, voire le début des années 2040, pour voir les premiers prototypes d’avions de ligne hypersoniques, si les défis techniques sont surmontés (Hermeus).
À titre d’échelle, la NASA estime que le développement complet d’un avion hypersonique civil nécessiterait des budgets de l’ordre de plusieurs dizaines de milliards de dollars et une coopération internationale, comparable à celle des programmes spatiaux.
(Source : NASA Aeronautics Research Institute, 2022).
 
															Conclusion – Le Verdict Technique
Le retour du vol supersonique, longtemps considéré comme une relique d’une époque révolue, n’est plus une simple utopie. Contrairement au Concorde, qui était un exploit solitaire, la vague actuelle est portée par un écosystème d’innovation mature.
Les avancées concrètes en matière de propulsion, de matériaux composites et de conception numérique ont permis de résoudre les équations économiques et environnementales qui semblaient autrefois insolubles.
Le verdict est donc clair : si le rêve hypersonique d’un vol Paris-New York en 90 minutes reste une frontière lointaine qui se dessinera peut-être après 2040, son “petit frère” supersonique est, lui, sur une trajectoire d’approche bien réelle.
L’enjeu dépasse la vitesse : le retour du supersonique pourrait redessiner la hiérarchie des hubs mondiaux, en privilégiant les grandes routes transocéaniques et en modifiant la géographie économique de l’aviation (Source : IATA Future of Aviation Reports, 2024).
Avec des carnets de commandes qui se remplissent et des usines qui sortent de terre, la question n’est plus de savoir si nous pourrons à nouveau traverser l’Atlantique en 3h30, mais simplement quand nous pourrons réserver notre billet. Le décollage est imminent.


 
										